Si une psychologie à tendance spiritualiste peut commencer, en cette fin de vingtième siècle, à avoir droit de cité et à offrir une alternative aux psychologies matérialistes, c’est indéniablement grâce au travail d’un pionnier incontesté : Carl Gustav Jung.
Par Jean-Claude Cartier
Une analyse de la Tradition
Alors que la psychologie occidentale conventionnelle peut bien souvent à juste titre être taxée d’ethnocentrisme, Jung puisa pour sa part sans aucune discrimination ethnique dans le fonds richissime d’une tradition universelle transparaissant comme en filigrane dans toutes les religions du monde, tronc commun à toutes les formes de recherche de la sagesse auquel Huxley devait plus tard donner le nom de philosophia perennis. C’est sur la base de cette tradition, et notamment de ses doctrines orientales, tellement plus explicites, que Jung développa une vision à peu près universelle de la psyché humaine, et créa un système psycho-analytique tenant compte d’un bien plus grand nombre de niveaux de conscience et de conditionnements culturels que la psychologie freudienne.
En faisant toutefois un distinguo très net entre les fonds culturels - et partant, les mentalités - des Orientaux et des Occidentaux, Jung ne trouvait en effet que des similitudes dans les profondeurs. “On ne peut que constater, écrivait-il en 1950, qu’il doit nécessairement exister une disposition qui reste inconsciente pour l’individu et dont l’extension est pour ainsi dire universelle, une disposition donc qui peut en tout temps et en tout lieu produire en principe les mêmes symboles.”
Bien sûr, pour Jung, il était plutôt question d’étudier les mythes et doctrines ésotériques du monde pour en dégager des archétypes et élaborer le concept d’inconscient collectif, que de réaliser effectivement l’Absolu à l’instar des maîtres spirituels orientaux. Si Jung avait été le disciple d’un tel maître réalisé, celui-ci l’aurait progressivement initié au sens non duel et non mental auquel tend le message de la tradition ; mais il s’est évidemment cantonné à une interprétation, certes scientifique, mais relative, de ce message.
C’est sans doute la raison pour laquelle Jung intéresse très nettement plus les psy que les spi, et que, même aux yeux de nombreux théologiens ou ésotéristes, son message ne parvient jamais à être tout à fait orthodoxe, pêchant ici par manque d’information, ou là par simplifications abusives.
Cela dit, il faut bien se rendre compte que ce qu’il perd au plan des détails, il le gagne dans la synthèse qui, finalement, est seule importante au regard du travail de pionnier de la psychologie transpersonnelle qui fut le sien.
La rupture
Né en Suisse, près de Zürich, en 1875, Carl Gustav Jung, fils de pasteur, fit tout d’abord des études de médecine à Bâle, puis devint l’assistant de Bleuler, pour être enfin médecin-chef de la clinique psychiatrique de l’université.
Mais c’est bien entendu sa rencontre, en 1907, avec Freud dont il deviendra le “disciple bien aimé”, que retiendra l’histoire, et surtout, quelques années plus tard, sa rupture avec le fondateur de la psychanalyse, pour ne pas dire sa trahison lorsque, rebuté par le matérialisme freudien, il créa une nouvelle école de psychologie analytique visant précisément à intégrer toutes ces notions spirituelles que Freud rejetait avec tant de conviction.
Ce que Jung reprochait essentiellement au freudisme, c’était évidemment cette limitation de l’énergie psychique à la seule impulsion sexuelle.
Mais, au-delà de ce grief fondamental, la perspective junguienne du psychisme, et notamment de sa partie inconsciente, dépassait très largement le cadre freudien de la personnalité et de sa biographie pour s’ouvrir sur des archétypes appartenant à l’ensemble de l’humanité, des modèles collectifs que Jung retrouvait dans l’alchimie, le Yi King ou dans n’importe quelle doctrine ésotérique ou mythologie du monde.
Quant à la spiritualité proprement dite, Jung la concevait comme une fonction naturelle de la psyché, fonction essentielle dont il était par conséquent extrêmement dangereux de ne pas tenir compte.
En fait, pour lui, cette fonction spirituelle n’avait d’autre but que de conscientiser l’archétype fondamental : le soi. Et lorsqu’il utilise le mandala, c’est pour mieux objectiver l’omniprésence de ce soi, à la fois au centre et dans n’importe quel point de la circonférence. Le soi junguien, calqué sur la notion hindouiste de l’atman, correspond donc bien à la totalité de l’homme ; et l’objectif de la psychologie analytique de Jung consiste, en conséquence, à réaliser une individuation de la personne, c’est-à-dire à la conduire au deuil de l’ego divisé, et à l’unifier intérieurement et extérieurement.
Si dans les faits de la pratique thérapeutique quotidienne un tel objectif est naturellement demeuré au niveau du vœu pieux, dans les termes, on était déjà en phase avec la spiritualité orientale.
La voie du transpersonnel était, en tous cas, ouverte !
Le Soi
C’est certainement l’emprunt de cette notion du soi à la philosophie indienne, qui va le plus profondément révolutionner la psychologie occidentale.
Pour les Indiens, et plus particulièrement les védantistes, le soi est l’identité ultime, à moins que l’on ne préfère dire qu’Il est l’absence d’identité de la conscience. Ce soi impersonnel est notre réalité la plus intime, notre conscience à l’état pur. Et le moi - en fait le faux moi - n’est qu’un reflet déformé et trompeur de notre vraie nature.
Sans intégrer toutes les implications métaphysiques de cette doctrine, Jung récupère néanmoins de quoi réorienter toute l’étiologie des psychopathologies, puisqu’il considère que la maladie psychique est le résultat du refus du moi de se subordonner à la totalité du soi. On retrouve ici cette notion, certes universelle mais si caractéristique du christianisme, de la rébellion de la créature contre son créateur, qui constituera, plus tard, un des concepts clés de la psychanalyse intégrale de Norberto Keppe. Toujours est-il que, depuis 1930, c’est toute l’œuvre de Jung qui sera construite autour de ce rapport conflictuel entre le moi et le soi, même s’il y ajoute, pour mieux se faire comprendre, le langage symbolique issu des mythologies traditionnelles.
Le soi junguien est centre, totalité et finalité de la vie du psychisme humain. Comme dans le mandala, le soi est un centre à la fois vacuum - vide de toute forme - et soleil d’où émane l’énergie que les archétypes vont modeler. Mais il est aussi ce qui contient le conscient et l’inconscient.
En tant que centre, Jung voit le soi comme un ventre maternel, une matrice d’où peuvent naître, bien sûr, toutes sortes de possibilités psychiques et psychothérapeutiques, mais aussi l’enfant divin, l’homme nouveau. Ainsi, le retour sur ce soi-même qu’est le soi est plus proche d’une conversion et d’une seconde naissance, telles que les décrivent les traditions spirituelles, que d’une régression ou d’une anamnèse, propre à la psychanalyse.
D’ailleurs, dans la psychologie junguienne comme dans de nombreuses mythologies, le soi va être symbolisé par le paradis, l’or alchimique, le joyau, le trésor caché… Et lorsque le sujet rêvera de ces symboles, il démontrera par là-même son aspiration vers le soi, son besoin de cheminer vers le plus profond de lui-même, et par conséquent d’entrer dans un processus d’individuation, d’unification.
Ces rêves, comme la création artistique ou la vie spirituelle, traduisent, selon Jung, l’état d’un organisme psychique servant de régulateur entre le moi et le soi : l’âme. Que cette âme produise du symbole métaphysique, et c’est le signe d’une grande régulation entre le moi et le soi ; mais qu’elle produise de la maladie mentale, et c’est le signe évident d’une grande dérégulation.
Une époque très orientalisante
L’orientalisation de Jung ne se borna toutefois pas à reprendre la notion du soi. Dans le temps même où Gandhi soulevait le peuple indien contre l’occupant anglais, Jung assurait ses amis hindous de son soutien et prêchait le rapprochement de l’Occident et de l’Orient. “Que s’est-il passé lorsque Rome a subjugué politiquement le Proche-Orient ?”, s’indignait-il à l’occasion d’une cérémonie en l’honneur du sinologue Richard Wilhelm. “L’esprit de l’Orient est entré dans Rome ! Serait-il impensable qu’il se produise aujourd’hui quelque chose de semblable ?”
Et il est vrai qu’historiquement l’arrivée en Occident des gourous, et la vogue des psychothérapies et de la psychanalyse furent complètement contemporaines. Jusqu’alors, seules la religion chrétienne et la philosophie occidentale étaient chargées de prodiguer des conseils touchant à la vie intérieure. Soudain, psy et yogis imposaient des doctrines extrêmement dépaysantes et frappantes pour l’opinion publique qui ne manqua naturellement pas d’associer ces deux approches. Certains psy, eux-mêmes, se penchèrent sur les textes védiques et sur le Yoga ; pendant que des yogis, comme Swami Prajnanpad, s’intéressèrent vivement à la psychologie occidentale.
Ainsi, déjà bien avant que Jung ne se préoccupe d’orientalisme, le rapprochement spi-psy était entamé, notamment dans The Yoga system and psychoanalysis, de F.-I. Winter, où l’auteur établissait clairement un parallèle entre les Yoga Sutras de Patanjali et la psychanalyse.
Le comte Hermann Keyserling, lui aussi, était un chantre du rapprochement entre le yoga et la psychanalyse, écrivant dans son Journal de voyage d’un philosophe : “Plus nous allons, plus nos façons de voir se rapprochent de celles des hindous. Pas à pas, la recherche psychologique confirme les affirmations de la science de l’âme de l’Inde antique."
Nul doute que ces points de vue n’aient largement contribué à l’orientalisation de la pensée de Jung ; mais c’est en définitive sa rencontre, dans les années 20, avec Richard Wilhelm qui fut décisive en la matière. Leur collaboration sur Le Mystère de la fleur d’or, un texte alchimique chinois classique, constitua pour Jung son tout premier travail de psychologie comparée entre Orient et Occident, à la suite duquel il se passionna non seulement pour le taoïsme et le Zen, mais aussi pour l’hindouisme, rencontrant les personnalités les plus éminentes de la pensée orientale de l’époque, comme Wilhelm Hauer, Heinrich Zimmer, Walter Evans-Wentz et Daisetz Suzuki…
De la Chine à l’Inde
Bien que d’aucuns pourront trouver des similitudes extrêmes entre certaines doctrines chinoises et indiennes, comme par exemple entre le Tch’an et le Vedanta, pour Jung, la Chine et l’Inde devaient jouer deux rôles essentiellement différents dans la structuration de sa psychologie.
En deux mots, il doit à l’Inde la notion de soi, et à la Chine celle de synchronicité.
Plus précisément, Jung était positivement fasciné par la culture spirituelle indienne, et notamment par le védisme qu’il avait sans doute plus approfondi que le vedanta. Les comparaisons auxquelles il se livrait entre la connaissance qu’avait l’Européen moyen de l’univers intérieur, et ce que le yoga et les rites hindouistes apportaient en matière de science de l’âme aux Indiens, ne pouvaient évidemment que plaider en faveur de l’Inde. Ce pays lui apparaissait indéniablement comme le plus avancé qui soit au monde en matière d’analyse de la psyché et d’utilisation de la fonction transcendante du symbole ; et c’est pour cette raison qu’il consacra de si nombreux articles au yoga et au tantrisme, à une époque où les Occidentaux ne voyaient dans ces disciplines que des techniques de fakirs.
La Chine, quant à elle, devait lui apporter un dépaysement culturel radical qui favorisa grandement sa découverte du psychisme humain. Ce qu’il retint surtout de la philosophie chinoise fut “le caractère paradoxal et la polarité des êtres vivants."
C’est avant tout dans le Yi King qu’il trouve cette science de la complémentarité, et plus exactement dans ces descriptions “du yang atteignant sa force la plus grande pendant que le yin croît à l’intérieur de lui”. Ce jeu des polarités ne peut qu’inspirer à Jung un modèle psychologique d’une grande souplesse grâce auquel pourront enfin s’expliquer ces cas de patients dont l’inconscient (yin) réagit soudain par une crise névrotique inattendue au moment même où le conscient (yang) est au plus haut de sa forme et en pleine possession de ses moyens.
Mais, comme on le sait, le Yi King, c’est aussi le livre des mutations. Et Jung, passionné par cette figuration chinoise des évolutions, y puisa un concept clé de sa psychologie : le “dépassement” des conflits intérieurs. Pour lui, en effet, les problèmes psychologiques graves restent insolubles, dans la mesure où ce n’est évidemment pas le moi limité et fractionné qui saurait jamais les résoudre. En revanche, ils peuvent être dépassés, puisque ce moi semble tout de même capable d’accepter de laisser agir le soi en lui. Et c’est ici toute la sagesse, chinoise et universelle, du wou-wei, du non-agir, que Jung veut réactualiser. “Dans le domaine psychique, il faut pouvoir laisser advenir”, affirme-t-il, ouvrant ainsi la voie à la notion d’autoguérison psychique qui sera par la suite si chère à Grof.
Enfin, le Yi King, par son mode opératoire même, lui révèle l’existence d’un phénomène qui restera essentiel dans la vision junguienne : la synchronicité. Tout le monde connaît l’anecdote du scarabée heurtant la vitre du cabinet de Jung au moment même où sa patiente lui confiait qu’elle avait rêvé d’un scarabée d’or, symbole de renaissance. Cette émergence brutale de l’irrationnel frappa Jung qui y vit une coïncidence signifiante qu’il nomma synchronicité.
Or, le Yi King est un outil de divination utilisant des tiges, ou à défaut des pièces de monnaie, qui, selon la façon dont elles sont tirées, indiquent une succession d’hexagrammes censés représenter la situation actuelle et à venir du tireur. Bref, là aussi, il y a synchronicité.
C’est ainsi, qu’armé de ce modèle exceptionnel qu’il voyait dans le Yi King, Jung va bâtir son hypothèse de la synchronicité, annonçant par là-même le paradigme holistique à venir.
Jean-Claude Cartier
http://www.buddhaline.net
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