vendredi 7 avril 2017

"INTERNET, TRADITION ET MEDITATION"

 

Quelques réflexions par le Dr Jacques Vigne
ancien psychiatre, installé en Inde depuis douze ans pour la sadhana (pratique spirituelle)

On a beaucoup parlé de la révolution de l'Internet, pour le meilleur et pour le pire. Je livrerai ici quelques réflexions sur le sujet, du point de vue qui est le mien: celui d'un chercheur spirituel et méditant qui a été auparavant en Occident professionnel de la santé mentale. Nous envisagerons deux aspects de la question: d'abord, celui de la psychologie spirituelle, puis celui de la communication des enseignements spirituels entre cultures.

La première chose à voir clairement; c'est que le fonctionnement de l'Internet suit et imite de près celui du mental. Les deux sont basés sur des associations, des liens. C'est pourquoi l'Internet a le pouvoir de rendre les gens rapidement dépendants, comme une sorte de drogue. Au contraire, la méditation coupe régulièrement les associations automatiques pour laisser la place à la présence authentique. Elle désintoxique du parasitage continu du mental, cette machine à faire des associations. Celui-ci a une tendance à l'extériorisation qu'on appelle en psychologie du yoga 'avritti'; la méditation inverse ce processus et correspond à une intériorisation, 'nivritti'. Le mental est comme une araignée qui va chercher les insectes à différents endroits de sa toile; de même qu'un agent intelligent (webcrawler) va chercher des informations sur le Net; la méditation nettoie les insectes, la toile et l'araignée. C'est l'arrêt de l'idéation automatique, des concepts et opinions erronées et même, chez des méditants avancés, des vaguelettes de sensations, rendant possible un aperçu du fond du lac, c'est à dire le Soi.


Une forme de psychose, c'est la schizophrénie, de 'schizo' qui signifie 'di visé' et 'phren' ; l'esprit. Cela veut dire que l'esprit est à la fois coupé du monde extérieur et divisé contre lui-même ; mais il existe une autre forme de psychose qu'on pourrait appeler 'interphrénie', où l'individu s'épuise à force d'être trop relié. La tendance vers l'extérieur est au maximum, c'est une sorte d'hémorragie qui suce le sang de la vie intérieure. En fait, même dans la recherche scientifique, associer n'est pas le tout, on a besoin d'avoir un fil directeur, sans cela on est perdu. Cette loi est encore plus valable en ce qui concerne la vie intérieure. Le mental d'une personne ordinaire est comme la lumière habituelle, celui d'un méditant expérimenté est comme un rayon laser, non seulement concentré, mais aussi cohérent avec lui-même. Il peut accomplir des miracles.

Du point de vue pratique, c'est la raison pour laquelle nous avons évité de mettre trop de liens à l'intérieur des textes même de ce site, nous avons laissé pour l'introduction. Une lecture spirituelle est basée sur la concentration et l'imprégnation d'un message - comme par osmose. Bien sûr, quand on recherche sa voie ou qu'on souhaite trouver des documents intéressants, il est normal d'aller ici ou là, mais c'est simplement une phase de début. Après, il faut être capable de ralentir singulièrement le rythme pour savourer intérieurement ce qu'on lit. A l'autre extrémité de l'évolution méditative, on peut abandonner en quelque sorte la concentration pour simplement observer l'esprit avec une 'attentivité non sélective' (choiceless awareness' comme disait Krishnamurti); mais le problème de cette méthode, c'est que peu sont réellement capables de la suivre, d'où le risque d'auto-illusion. De toutes façons, quelque soit le type de méthode que l'on suive, méditer signifie 'débrancher l'écran', non seulement des objets extérieurs, mais aussi du mental lui-même, et demeurer gaiement et sans souci dans son propre Soi.

L'Internet est un media puissant, et comme toute médicament efficace, il peut avoir des effets secondaires sérieux, le principal étant de renforcer la tendance à l'extériorisation de l'esprit. A notre époque en particulier, celui-ci est envahi d''informations inutiles, est en état d'embouteillage quasi-permanent --comme une boîte aux lettres électronique encombrée de messages inutiles. La façon radicale d'en finir avec cet encombrement, c'est de changer son adresse, c'est à dire de cesser son identification à l'ego. Les messages venant de l'extérieur vont rebondir avec la mention:'N'habite pas à l'adresse indiquée', et il vont diminuer progressivement.

Il est intéressant de noter que l'Internet nous renvoie à un des messages fondamentaux de la philosophie de l'Inde: ce que nous appelons la réalité objective est bien plus virtuelle que ce que nous croyons; et le mental aime à se plonger dans ce virtuel tant qu'il y trouve du plaisir. On en arrive ainsi logiquement à la constatation que la véritable source de dépendance, c'est le mental lui-même, et que tout découle donc de sa connaissance et de sa maîtrise. C'est la question fondamentale du cheminement spirituel depuis l'époque des Upanishads : si le mental voit le monde à la fois extérieur et intérieur, quel est ce 'cela' qui voit le mental? Quel est ce 'cela' qui peut voir l’œil sans yeux? Quel est ce 'cela' qui peut écouter l'oreille sans oreille?

Si nous abandonnons maintenant le champ de la psychologie et que nous nous tournons vers celui de l'histoire religieuse et spirituelle de l'humanité, l'Internet est certainement une grande chance. Il suffit de réaliser que l'intolérance -par exemple celle du Christianisme au Moyen-Age- s'est manifesté par le contrôle des écrits. Il est non seulement tragique, mais aussi symbolique que les 'hérétiques' qui proposaient des idées nouvelles aient été brûlés en même temps que leurs livres. C'étaient les clercs et les moines qui avaient la structure matérielle pour copier les manuscrits et qui avaient donc le pouvoir de transmettre la culture de leur choix. Quand l'imprimerie a été découverte, chacun a pu avoir sa Bible, la lire et réfléchir directement sur elle; les Églises réformées ont pu se développer et mettre au défi le monopole religieux de Rome. Je vois le développement de la littérature religieuse et spirituelle sur l'Internet comme un autre grand pas en avant pour mettre au défi les monopoles religieux de grandes institutions ou ceux commerciaux d'éditeurs, et ainsi de favoriser un pluralisme réel.

Rome a conquis la Grèce et Israël militairement, mais s'est fait conquérir par eux sur le plan philosophique et religieux. De même, il est possible que l'Occident qui domine le monde économiquement de nos jours soit conquis par des formes spirituelles et religieuses d'origine orientale; le processus sera certainement plus complexe que ne l'est ce schéma, il y a déjà et il y aura probablement de multiples échanges à double sens, mais cette possibilité mérite d'être prise au sérieux.

Pour prendre notre propre exemple actuellement, nous mettons la plus grande partie de la littérature à propos de Ma Anandamayi (elle même n'a rien écrit) sur Internet, et elle devient donc disponible pour le public mondial, tout cela pour un coût extrêmement minime. Cette possibilité était impensable il y a seulement quelques années. Elle va favoriser un contact direct des chercheurs spirituels avec les livres-sources, de différents groupes et enseignements, ils pourront se faire une idée par eux-même et choisir le chemin qui leur convient réellement de façon plus indépendante. Il est tout à fait compréhensible qu'un éditeur ait envie de rentrer dans ses frais quand il publie un ouvrage, et même qu'il souhaite en retirer un certain bénéfice, mais cela limite plus qu'on ne pense le choix de textes possibles, et restreint, ne serait-ce qu'inconsciemment, les possibilités d'auteurs par ailleurs de bonne volonté. Pour parler de façon directe, cela tend à éliminer les écrits trop bons pour plaire au grand public.

Si malgré tout un mouvement religieux veut publier des écrits mystiques non 'rentables', il doit investir des fonds dans cette entreprise et donc rentrer dans une sorte de cercle vicieux de collecte d'argent tout d'abord pour cela, et de propagande ensuite pour malgré tout écouler son stock d'ouvrages; finalement, il développe les travers habituels de tout organisation missionnaire de qualité moyenne. L'Internet a la capacité de résoudre en partie ce problème. La question de la surabondance de textes de mauvaise qualité sur le Net se pose, mais elle peut être résolue par la création de sorte de comités éditoriaux de personnalités bien connues et respectées dans leur tradition ou ligne spirituelle et qui font une sélection des meilleurs textes à proposer au public, de même qu'un éditeur choisit les manuscrits qu'il propose à son public, mais sans les contraintes financières, et c'est en soi un grand progrès. Dans l'histoire religieuse de l'Occident, l'équilibre entre les mystique individuels et l’Église a été perdu à partir du XIIIe quand les ermites se sont vu progressivement retirer le droit d’enseigner au peuple, et que la hiérarchie habituelle s'est de plus en plus arrogé ce pouvoir. En Inde, grâce à l'indépendance du gourou, le mystique individuelle a conservé et même développé ses droits. De nos jours au niveau mondial, en particulier grâce à l'Internet, cette communication entre enseignants spirituels et aspirants disciples peut être rétablie plus facilement, mais avec deux réserves:

D'une part, la communication rapide des informations peut aussi jouer en sens inverse, c'est à dire renforcer la centralisation et l'emprise des 'multinationales du religieux'. D'autre part, quand la relation d'enseignement spirituel devient un tant soit peu sérieuse, elle nécessite un contact direct entre maître et disciple, de même qu'il faut un contact direct entre le papier de verre et la pierre qu'on veut polir si l'on souhaite un quelconque résultat.

Quand on étudie l'histoire de la spiritualité, on y trouve des mises en garde régulières contre le danger de la connaissance livresque, sans l'expérience spirituelle qui devrait normalement l'accompagner et le contact fécondant d'un maître. Les livres ou manuscrits représentaient la réalité virtuelle de l'époque; de toutes façons encore maintenant les informations sur la spiritualité transmise par l'Internet le sont principalement sous forme de textes. Ces mises en gardes sont encore plus importantes de nos jours où la quantité d'informations disponibles s'accroît vertigineusement. Plus d'information signifie plus de confusion, d'où l'insistance renouvelée sur le développement d'une relation réelle avec des, ou même seulement un ami spirituel réel, pour reprendre ce terme (kalyan mitra) qui désigne le maître dans la tradition du bouddhisme ancien. Le livre ou l'écran d'ordinateur qui sert de canal de communication peut aussi à partir d'un certain point devenir un écran au sens 'obstacle' du terme, un bouclier protecteur par rapport à une relation qui risque de remettre en cause l'égo de l'aspirant disciple.

Cependant, lire un texte spirituel, par exemple des entretiens avec un sage est une forme d'association avec lui, même s'il est mort depuis longtemps ou qu'il habite à l'autre bout du monde, et on en retirera un profit certain; on dit qu'un bon livre vaut mieux qu'un mauvais gourou, c'est bien pour cela que les personnes spirituelles continuent de publier de bon livres, et aussi à partir de maintenant, créent de bon sites sur l'Internet....

http://www.jacquesvigne.com/

jeudi 16 mars 2017

"LA METAPHORE DU PAPILLON"



Nous sommes souvent pris avec une image romantique de la transformation intérieure. Pour beaucoup d’entre nous, une fois que nous avons commencé à travailler sur nous-mêmes, cela devrait juste aller mieux. Et quand le chemin se fait escarpé, ou que nous tombons dans une crevasse que nous n’avions pas vue parce que nous avions le nez en l’air, nous remettons volontiers tout en question : ce ne doit pas être le bon chemin, la bonne façon de travailler sur soi… ou pire, cela n’en vaut pas la peine. Nous sommes dans une grande mesure conditionnés par le monde consumériste dans lequel nous vivons  : nous râlons parce que nous avons payé le prix pour acheter le bonheur, et nous avons l’impression de nous être fait avoir sur la marchandise. Ou alors, nous sommes habitués à recevoir des bons points et des récompenses pour nos efforts, et nous ne comprenons pas que l’Univers nous traite en adultes responsables au lieu de nous entretenir dans notre infantilisme. Nous cultivons l’idée que la vie est une école et que la maîtresse devrait toujours être gentille avec nous, mais ça ne marche pas tout à fait comme cela. Au contraire, la difficulté est signe que le vrai travail commence.

Une métaphore typique et caractéristique de ce romantisme spirituel est l’histoire de la chenille qui se transforme en papillon. Pauvre chenille, elle se traine par terre dans la poussière, et c’est ainsi que nous regardons volontiers nos congénères, en particulier ceux qui n’ont aucune envie de travailler sur eux-mêmes : ce sont des chenilles qui ignorent qu’elles pourraient devenir des papillons. Nous, heureusement, avons été effleurés par l’aile de la vérité et nous savons donc qu’il nous faut nous préparer à entrer dans la chrysalide dont nous ressortirons libres et heureux, voletant dans les airs à mille lieux des préoccupations des pauvres rampants. Alors nous travaillons dur pour accéder à ce statut et à cette liberté. Nous lisons beaucoup de livres et nous essayons diverses techniques en passant d’un enseignant à l’autre. Nous faisons, encore une fois, beaucoup d’efforts en espérant obtenir un résultat à la hauteur de nos espérances. C’est ce que le Rimpoché Chögyam Trungpa dénonçait comme une forme de matérialisme spirituel dont nous sommes, nous occidentaux, bien souvent affligés.

Creusons un peu la métaphore du papillon. Elle n’est pas du tout romantique. Il arrive que la chenille, qui vivait tranquillement jusque-là sa vie de chenille, se mette à avoir une faim insatiable. Elle mange à ne plus pouvoir se mouvoir, et alors, elle est prise d’une violente envie de dormir qui lui laisse juste le temps de tisser un cocon protecteur. Jusque-là, tout va bien : on peut voir là une allégorie de notre chercheur spirituel se gavant de toutes les connaissances qu’il peut accumuler, et qui finalement se sent appelé à entrer dans une retraite méditative pour digérer tout son savoir. C’est une des caractéristiques du processus de transformation que cette grande fatigue : Jung avait remarqué que lorsque l’inconscient a besoin d’énergie, il le prend au conscient, ce qui a en outre l’avantage d’affaiblir ses défenses. Un exemple : Franklin Merrell-Wolf, qui était professeur de mathématiques à l’Université, était tellement fatigué dans les mois qui ont précédé son éveil qu’il s’endormait en cours !

La chenille dort, donc. Et elle fait des rêves étranges, des rêves qu’elle ne comprend pas. Des rêves qui lui parlent d’espaces qu’elle n’a jamais visités. Mais voilà qu’apparaissent des cellules étrangères dans son système biologique. Ce sont des cellules souches à partir desquelles va commencer à se former le futur papillon. Mais pour le système immunitaire de la chenille, ce sont des envahisseurs et il va donc tout faire pour tenter de les éliminer. Il va se battre de toutes ses forces jusqu’à ce qu’il soit épuisé et complètement submergé. Le fin mot de l’histoire, c’est que la chenille sert de nourriture au futur papillon dans la chrysalide. La nature n’est vraiment pas romantique, mais elle est bonne car la chenille ne souffre pas, elle meurt dans une totale inconscience. Nous touchons là à un archétype fondamental : la transformation intérieure, ce n’est pas une partie de plaisir pour notre ego mais une mort et une renaissance. Sur le chemin spirituel, pour être « deux fois né », il faut « mourir avant de mourir ». Quant à ce qui en nous passe de la chenille au papillon, c’est aussi mystérieux que ce qui en nous passe de vie en vie…

Quand le papillon a mangé toute la chenille et l’a digérée, il commence à se sentir à l’étroit dans la chrysalide et commence à lutter pour en sortir. Anaïs Nin a fort bien saisie l’ambiguïté de ce moment quand elle a écrit : « Vint un temps où le risque de rester à l'étroit dans un bourgeon était plus douloureux que le risque d'éclore. » Nous sommes tous déjà passés par là quand la matrice qui nous abritait s’est révélée de moins en moins confortable et qu’il nous a fallu naître dans ce monde. Dans le cas du papillon, l’élan de compassion qui pousserait à pratiquer une césarienne est une idée mortelle : si le papillon n’a pu trouver la force de briser par lui-même le cocon, il n’aura pas celle de s’envoler et mourra misérablement. Je crois qu’il en est de même avec le papillon humain : il advient un moment où, quand il est question d’éclore à notre liberté la plus fondamentale, nous sommes irrémédiablement seuls avec nous-mêmes et ce que nous faisons de notre vie.

Tout cela peut sembler bien abstrait. Quand on est face à une certaine désespérance, au découragement et au vide intérieur, la vie des papillons… n’est-ce pas ? Pourtant, la métaphore de la transformation de la chenille est simplement un rappel que le chemin est par là, que c’est dans le noir que nous trouverons la lumière, dans la mort acceptée que se niche la nouvelle vie. Eckhart Tollë raconte comment il était aux prises avec un vide intérieur et un sentiment de désespoir généralisé jusqu’à ce qu’à 29 ans, il se soit réveillé une nuit avec le désir irrésistible d’en finir. La pensée qu’il ne pouvait plus continuer à vivre avec lui-même l’obsédait, mais il a alors pris conscience de ce qu’il était divisé en deux : il y avait le moi qui souffrait et le moi qui observait le moi souffrant. Une voix intérieure lui a dit « ne résiste pas » et il a obéi. Il a alors senti un vortex d’énergie qui semblait le tirer vers le fond et sa peur s’est évaporée. Au réveil, il était en paix, et à sa grande surprise, ce sentiment a persisté.

Pourquoi tant de souffrances ? Jung explique que « toute rencontre avec le Soi est une défaite pour le moi » – cela ne peut pas se passer sous le contrôle de l’ego. La chenille ne décide pas quand et comment elle deviendra papillon, c’est un processus qui la dépasse et auquel il faut qu’elle s’abandonne. Jung ajoute qu’il n’y a pas que le moi qui souffre parce que ses limites sont distendues et finissent par exploser sous la pression intérieure ; le Soi aussi souffre de restreindre sa nature illimitée à cette petite chose que nous sommes. Finalement, sans magnifier de quelque façon cette souffrance – ce serait juste un masochisme morbide –, Jung souligne que c’est dans la tension entre les opposés qu’apparait la conscience qui a pour tâche, précisément, de les englober et de les réunir. C’est un déchirement, une crucifixion, et c’est à ce prix seulement qu’il y a un élargissement de la conscience.

Richard Moss ajoute que « la mesure de la conscience, c’est combien de souffrance elle peut embrasser. » C’est qu’elle ne s’y limite pas, qu’elle s’est élargie alors suffisamment pour mettre la souffrance, qui fait partie de la vie comme la pluie et les escargots, en perspective d’une vision plus large : ah ! Ce n’était qu’un passage ! Et le soleil brille, waow ! Tout comme une mère saura relativiser les douleurs de l’accouchement quand ses yeux rencontreront ceux de son nouveau-né et qu’une nouvelle histoire d’amour commencera. Voilà encore le fin mot : l’amour. Si l’amour naît au milieu de tout cela, nous sommes sauvés. S’il n’y a pas d’amour, mais seulement le désir d’arriver quelque part, d’obtenir un résultat, tout est vain et l’œuvre qui transforme le plomb de la vie en or a misérablement échoué.

Bien sûr, il est naturel de se demander parfois si nous sommes sur la « bonne voie », d’en rechercher des signes. C’est le moment de se demander comment nous pouvons la reconnaitre. Un danger alors est de se référer à une autorité extérieure, quelle qu’elle soit. L’enfant en nous cherche encore un parent, et c’est le prix de la liberté que de devenir notre propre parent ; il ne s’agit pas de juger ce qui en nous serait encore infantile mais d’en prendre l’entière responsabilité, de comprendre que nul autre que nous-mêmes ne saura répondre aux besoins de cet enfant en nous. C’est l’apport indéniable de la méditation ainsi que de l’écoute des rêves et de tous les mouvements de l’âme que de nous fournir une boussole intérieure. Nul autre que nous ne peut la lire, retrouver notre Nord. Jacques Lusseyran propose cependant un indicateur hors pair pour déterminer la qualité du chemin sur lequel nous marchons :

« Tout ce qui fait accepter la vie est bon. Tout ce qui nous la fait refuser est médiocre et provisoire. »

Quand nous sommes dans le noir, quand rien n’est clair, c’est que la chenille en nous est dans la chrysalide, au bord de naître. Nous avons alors tendance à vouloir aller vers la lumière, mais nous commettons souvent l’erreur de nous accrocher à ce que nous connaissons déjà, ou à la lumière que nous proposent d’autres personnes. Nous négligeons alors la lumière de notre propre âme. Nous rebroussons chemin. Nous n’avons pas la patience d’attendre que nos yeux s’habituent à l’obscurité et discernent une nouvelle direction. Pourtant Jung nous rappelle inlassablement qu’ « on ne trouve pas l’illumination en invoquant des êtres de lumière mais en éclairant l’obscurité. » C’est avec notre propre lumière que nous l’éclairerons. Nous n’avons donc pas d’autre choix que d’affronter tôt ou tard ce qui nous fait le plus peur, c’est-à-dire l’inconnu et notre entière responsabilité de créer notre propre vie. Au fond, la chenille peut s’éveiller à tout moment à sa nature de papillon, mais il lui faut passer alors enfin par la porte du « je ne sais pas ». C’est la grande voie qui nous ramène à nous-mêmes.


Jean Gagliardi 


samedi 29 octobre 2016

"LA SADHANA TANTRIQUE OU L'ETERNEL PRESENT"


Par Laurence Vidal

Pratique de l'éveil, d'abord par prise de conscience du ressenti et de toutes les sensorialités, le tantrisme ne vise pas à changer la condition du sujet, mais à l'aider à reconnaître ce qu'il est de toute éternité. Il n'y a rien à transformer, il suffit de se laisser être.

Tout est Conscience.

Tel est le point de départ et d'éternel retour, la source vive où, comme toute voie traditionnelle, s'abreuve le tantrisme. Non pas un postulat, un dogme qu'il s'agirait de croire aveuglément - nous ne sommes pas, ici, dans le domaine de la foi-, ni non plus une théorie, une spéculation que l'étude et le débat métaphysiques se chargeraient de démontrer - nous sommes loin, là encore, de la suprématie intellectuelle -, mais une réalisation, autrement dit une évidence, d'abord pressentie, puis peu à peu ressentie, perçue, vécue par l'adepte qui en fait maintes et maintes fois l'expérience fugitive, jusqu'à ce que cette « connaissance directe du réel », d'épisodique, s'établisse en lui, d'instant en instant renouvelée. Aucun système de croyances à adopter, donc. Un soupçon, plutôt, une soif et, venant à point pour y répondre, un ensemble de pratiques affûtées et transmises de maître à disciples depuis quelque six à sept mille ans, et dont le tantrika découvre l'usage, la saveur, les effets métamorphiques, au fil de sa sadhana, ou voie pratique de réalisation.

Une voie directe

Voie directe, le tantrisme s'expose d'emblée dans sa nudité, essence offerte à tous les regards, sans secret ni progression par étapes où les mystères se trouveraient un à un dévoilés au gré de l'évolution du disciple. Tout est là, dès le départ. Et pour cause : il ne s'agit pas pour l'adepte de sortir de sa condition présente et, au terme d'une purification, d'atteindre à un état neuf, inconnu jusqu'alors, mais bien de réaliser ce qu'il est, ce qu'il a toujours été - Conscience. « La Conscience est partout, énonce sobrement le Vijnanabhaïrava Tantra (Tantra de la Connaissance Suprême). Il n'y a aucune différenciation. Réalise cela profondément, invite-t-il, et triomphe ainsi du temps. » « L'expérimentateur dont la conscience est contractée perçoit l'univers sous sa forme contractée », explicite le Pratyabhijnahrdayam (Cœur de la Reconnaissance), qui poursuit : « La Conscience absolue devient conscience individuelle par cette contraction même, provoquée par les objets de conscience », avant de conclure, dans une réconciliation-réintégration des apparents contraires : « La conscience individuelle est la Conscience absolue. » Tout est dit, oui. Tout est spontanément, librement exposé. Que celui qui a de « grandes capacités », comme le nomment les textes, entende et, instantanément, réalise.

Mais tout le monde ne peut être Lalla, cette yogini et poétesse du XIVe siècle, célèbre chez les soufis comme chez les tantrika, et qu'un unique enseignement de son maître - « Pourquoi cherches-tu à l'extérieur ce qui est à l'intérieur ? » - suffit à libérer. Pour le commun des mortels, trop de clarté aveugle. Ainsi ces affirmations, ces constats offerts par les textes ou le maître, n'ont sur la plupart qu'une résonance conceptuelle, voire poétique - c'est-à-dire mentale. Au pire, ils laissent indifférent, ou éveillent une curiosité purement intellectuelle. Et le « secret », pour être exposé à tous, n'en est pas moins bien gardé. Au mieux, ils ébranlent quelques certitudes objectives et éveillent dans le cœur, dans le corps, comme un pressentiment, un souvenir originel, la nostalgie d'un « voir », d'un « percevoir le monde », et soi-même dans le monde, autrement. Pour que ce pressentiment s'actualise, pour que la personne qui se vit, se ressent comme une individualité séparée du monde goûte à la non-séparation (samyama), à la non-différenciation, d'autres moyens se révèlent nécessaires. Toute une palette de moyens, pratiques, techniques dont le tantrisme dispose, chacune invitant le sadhanka à faire par lui-même l'expérience de cet arrêt du temps, à vivre ce pur Silence, cet espace, ce frémissement de la Conscience une où sujet et objet, observateur et chose observée se fondent.

Voie non-duelle, donc, puisque conscience individuelle et Conscience absolue ne font qu'un, la voie tantrique privilégie l'expérience directe. L'étude théorique de la doctrine est sans valeur, répètent à l'envi les Tantra. Ce qui importe, c'est la mise en pratique des méthodes par lesquelles l'adepte réalisera sa vraie nature : pure Conscience d'où tout émane et où tout se résorbe, Essence commune à tous les phénomènes que seule la limitation de ses perceptions lui fait tenir pour séparés. Le yoga tantrique, en effet, invite à « réaliser que la nature innée » de l'esprit, « libre et éveillée depuis toujours, surgit dès que la pensée dualiste est abandonnée ». Voie de l'action dans le monde, et voie d'incarnation, le tantrisme prend la vie en général, et le corps en particulier, pour champ de l'expérience et lieu de la pratique. L'ascèse, ici - car c'en est une -, n'a rien d'ascétique. Bhoga et mukti, jouissance et libération, s'y avancent main dans la main. Point d'interdit ni de tabou - d'où l'attrait qu'exerce le tantrisme sur les Occidentaux et la réprobation qu'il suscite dans la société brahmanique. Rien à rejeter, au contraire - car toute tendance réprimée, toute dimension de l'être exclue par la force au prétexte qu'elle serait « mauvaise » ne saurait que ressurgir, et avec quelle violence, à un moment ou un autre d'une sadhana qui, par essence, engage le pratiquant dans son intégralité. Rien à quoi renoncer. Et surtout pas à la passion, cet élan, ce moteur sur la voie. Surtout pas le désir - que tant de voies spirituelles invitent à juguler. Ce n'est pas le désir, affirment en effet les Tantra, qui fait obstacle à la Connaissance, mais sa limitation : le désir par ignorance limité au désir d'un objet alors que, par essence, il est désir du Soi, de cette Plénitude, cette toute Complétude dont a soif l'individu illusoirement coupé de sa Source.

Travailler sur le désir

Désir illimité, désir sans objet : le voilà, le chemin tantrique, qui aiguise l'attention et ouvre à la Présence. Une attention non dirigée, sans tension ni intention, sans jugement ni comparaison ni but - sans mémoire ni devenir, donc. Une présence silencieuse et paisible où tous les processus intérieurs se laissent percevoir et, d'être ainsi accueillis sans manipulation, se déploient et s'auto-libèrent spontanément. Car, dès lors qu'aucun commentaire, qu'aucune activation ou répression mentale n'en court-circuite la trajectoire, dès lors que le sadhanka la goûte pleinement, « toute énergie participe à la libération ». Il n'en est de « bonnes » ni de « mauvaises » - deux qualifications, deux concepts dont le réel n'a que faire. Il n'en est que de limitées - par la peur, l'ignorance, l'attachement ou le rejet - ou d'illimitées. Ainsi, le yoga tantrique utilise le spectre intégral des situations, pensées, émotions, sensations qui s'offrent à l'expérience de l'adepte. Dès lors, tout devient pratique. Et c'est par « la qualité, la profondeur de sa présence au monde phénoménal » que « le tantrika touche à l'Absolu » dont la réalité est gorgée. Point d'ascétisme, donc, ni d'érémitisme, mais une ascèse de chaque instant, au sein même de la société. Une pratique où vie mystique et existence quotidienne s'intègrent l'une à l'autre ; où le foisonnement du réel tel qu'il est - et non tel qu'on voudrait qu'il fût - est le champ même de l'expérience, le lieu de la métamorphose. « La voie spirituelle, c'est vivre avec ce qui est là, indique Éric Baret ; ce n'est pas chercher à transformer, à changer, à se libérer (...) ! Vivre avec ce qui est là, accueillir (...) amène la transformation. »

Rien à transformer, donc, mais se laisser transformer - ou, pour être plus exact, se laisser Être, puisque Être est ce que, depuis toujours, nous sommes. Pas de quête extérieure, ni d'acte volontariste, ni d'objectif visé. La pratique comme terrain de jeu plutôt que comme chemin d'effort. La vie, et soi-même, comme spectacle autant que comme spectateur, un spectateur sans attente - mais non sans désir -, sans aucun de ces comportements, choix, orientations auxquels son conditionnement l'a accoutumé...

L'enseignement tantrique - comme le réel - cultive paradoxes et contradictions. Au point que la pensée, poussée dans ses ultimes retranchements, se heurte à ses propres limites et... finit par se taire. Le Silence seul demeure, où veille la Conscience. Les pratiques proposées se révèlent alors être moins des techniques en vue d'une progression, du fameux « Éveil », qu'une célébration, instantanément savourée, de cet Éveil, de cette Présence. Ainsi de la méditation, qui est moins un moment d'assise où les pensées s'apaisent dans l'attention silencieuse que cette même attention paisible et silencieuse portée, à chaque instant de la journée, sur tout ce qui survient, en soi et « hors de soi » (si ce terme signifie encore quelque chose). Ainsi du yoga postural, non pas quête de la pose parfaite mais attention au ressenti - corps et esprit et souffle réunis en une même perception globale -, attention qui se prolonge, elle aussi, dans la vie courante perçue de plus en plus, de plus en plus finement, par un corps/esprit libéré de son carcan mental. Une vie perçue autrement, tous les sens mêlés, le corps comme frémissement qui, dans le ressenti, s'étend aux dimensions de l'espace. Perçue spontanément par l'adepte-témoin qui se sent joué par la vie autant qu'il la joue, spectateur qui peu à peu se fond dans le spectacle, acteur qui s'efface dans l'acte spontané, sans acteur, sans commentateur, sans ego.

Ainsi, des techniques sexuelles, si mal comprises parce qu'extirpées de leur contexte.

Pour une large part, le tantrisme doit à maithuna, la pratique de l'union sexuelle, son succès auprès des Occidentaux. Il n'est que de voir la multiplication des ouvrages et des stages qui proposent, sous l'appellation « Tantra » et dans l'écrin d'un vocabulaire spirituel disparate, des techniques et exercices de thérapie sexuelle. Exercices énergétiques et thérapeutiques qui, pour utiles et féconds qu'ils puissent être sur le plan du développement personnel, n'ont, hormis leur dénomination fantaisiste - pour ne pas dire abusive -, rien à voir avec le tantrisme.

Ainsi du tout aussi fameux kundalini yoga, ou réveil de l'énergie fondamentale (kundalini) lovée à la base de la colonne vertébrale et dont la montée le long du canal central (susumna), de chakra en chakra jusqu'au sommet du crâne, offrirait et l'extase et l'acquisition de pouvoirs yogiques, l'une et les autres convoités - de façon tout aussi fantaisiste - par bien des adeptes du « néo-tantra ». Que ces pouvoirs yogiques soient une réalité, la tradition l'affirme. Et la logique le conçoit : si l'adepte trouve accès à la conscience cosmique et découvre que, loin d'être séparés comme son conditionnement le lui laissait croire, choses et phénomènes (y compris lui-même) sont un, pourquoi ne pourrait-il, dès lors, intervenir sur les interactions entre n'importe quels phénomènes ? Télépathie, guérison, projection de l'esprit hors du corps... tels sont quelques-uns des pouvoirs yogiques répertoriés par les textes tantriques. Mais quel but personnel, égotique, pourraient bien servir ces pouvoirs, rappellent-ils, dès lors que celui qui les détient n'a, précisément, plus d'ego, ne se tient plus pour une « personne » ?...