jeudi 17 octobre 2013

"L'ENERGETIQUE MAITRE ZHOU"


C'est en Orient que depuis des millénaires, différentes traditions ont appris à maîtriser l'énergie du Qi. Cette énergie féconde aujourd'hui l'Occident. Rencontre avec Jing Hong Zhou, maître qi gong.

En entrant dans la salle, au fond d’une impasse au cœur de la capitale, une onde de silence saisit le visiteur. Face à un homme d’une soixantaine d’années au teint lumineux, revêtu d’un costume blanc, une trentaine d’élèves sont en train de pratiquer le qi gong de la Sagesse. La gestuelle lente, profonde, agrémentée de sons murmurés, se déploie en enchaînements, un pour chaque organe clé – cœur, poumon, rate… Les yeux fermés, dans un français fluide parlé avec un fort accent chinois, maître Zhou guide ses élèves dans l’accomplissement du qi gong de la Sagesse. L’énergie est sa réalité, il la voit sous forme de balle brillante, la perçoit autour des êtres vivants – hommes, animaux, arbres… Cette « énergie originelle » est devenue son élément.
 

Dans une Chine en proie aux tourments politiques, il lui a fallu trente-cinq ans pour renouer avec ce trésor de la tradition. Jing Hong Zhou naît en 1949, l’année où les communistes arrivent au pouvoir. À l’époque, sa famille vit dans le Wuhan, sur les bords du fleuve Yangzi Jiang. Durant ses jeunes années, « on ne sent pas l’impact de la révolution ». Sa mère est une fervente bouddhiste qui l’amène au temple pour les fêtes, tandis que son oncle et sa tante sont taoïstes. Jing Hong Zhou a trois ans lorsqu’il rencontre le professeur taoïste de son oncle, un vénérable ancien, vêtu du costume traditionnel chinois. « Je suis un grand visiteur, tu es un petit visiteur », dit-il à l’enfant en confidence. Ces paroles le marquent, tout comme la sérénité qui émane du vieil homme.
 

Si les pratiques spirituelles sont encore tolérées, l’époque est loin d’être paisible. Son père, quincaillier de son état et féru d’arts martiaux, a été l’élève d’un grand maître, dont il a épousé la fille, devenue la mère de Jing Hong. Mais dans le climat de violence et d’insécurité qui prévaut, il ne parle jamais de ses performances, pour ne pas attirer l’attention. C’est un ami de la famille qui apprend à Jing Hong que son père, lorsqu’il avait 18 ans, s’est interposé entre deux communautés villageoises opposées par un différend qui menaçait de dégénérer. « Il a réussi à les séparer avec un simple banc en guise d’arme », relate Jing Hong. Si son père se refuse à commenter ses exploits, il initie son fils au Ba Duan Jing, un style martial très populaire en Chine, à base de postures. Il lui enseigne aussi la philosophie confucianiste. Pour le taoïsme, le bouddhisme et le confucianisme, les trois piliers de la Chine traditionnelle, le corps est le prolongement naturel d’une énergie spirituelle.
 

Enfant à la santé fragile, Jing Hong mène une rude existence. Tout en étudiant et en apprenant la calligraphie, il pratique les arts martiaux pendant trois heures chaque soir après l’école, avec une vingtaine d’autres garçons. La seule fille admise au cours est la fille du maître Xu Ming Shi, « un bel homme aux cheveux très noirs ». Les arts martiaux sont pour Jing Hong un plaisir, mais il se destine plutôt à une carrière de professeur ou d’écrivain.

Éclate alors « la tempête » de la Révolution culturelle. Tout ce qui était traditionnel et cher au cœur de l’adolescent est interdit. Les écoles et les usines ferment. Des centaines de milliers de gens sont emprisonnés ou envoyés en camps. Les élites sont décimées, les parents blâmés en public par leurs enfants. « Mon père m’a donné l’autorisation de lui faire du mal si cela pouvait me protéger, mais je lui ai dit que je ne ferais jamais une chose pareille. » Âgé de 17 ans, Jing Hong voit son destin se résumer à une alternative : l’exil aux confins de la Chine, à la frontière russo-mongole, ou l’usine. Il choisit l’usine pour rester dans sa région natale.


Son calme et son endurance, fruits de sa longue pratique des arts martiaux et de son éducation, lui permettent de supporter ce coup du sort. Exit Confucius, le tao, et les énergies. L’époque est au matérialisme communiste. « C’était écrit dans le petit livre rouge : qui dirige notre vie, c’est le communisme, se souvient Jing Hong. Tout ce qui n’avait pas pour but de célébrer les mérites et les vertus de Mao Zedong pouvait attirer des problèmes, la prison, voire la mort. Il n’y avait plus aucune confiance entre les gens, et on pouvait être accusé sans aucune preuve. » L’une de ses amies s’attire les pires ennuis parce qu’elle écrit des fantaisies sur un cahier qui porte en couverture une photo de Mao. Même la pratique des arts martiaux éveille la suspicion, et il préfère s’en abstenir.

Pourtant, il renoue discrètement avec le fil de ses passions. Tout en travaillant à l’usine, il prend des cours de littérature française à l’université. Il préfère Shakespeare, mais le seul professeur de littérature étrangère est un spécialiste de Balzac. Il lit les auteurs français traduits en chinois et présente une étude du Père Goriot pour son examen final. Autre source de satisfaction, il se marie en 1976 et a deux petites filles. La vie reste difficile. Son père meurt en 1979, sa mère deux ans plus tard. À l’usine où il accède à des responsabilités, il fait des jaloux. Ce sont des histoires à n’en plus finir. Il trouve un poste plus tranquille dans une mairie de Wuhan.


Mais l’accalmie est de courte durée. Sa femme se sent très fatiguée. À l’hôpital, les médecins diagnostiquent une grave maladie du sang et avouent leur impuissance. « Son sang était anémié, elle avait des hémorragies, aucun remède ne pouvait la guérir. » Tout semble perdu. Mais une phrase de Lao-tseu lui revient en mémoire : « Le malheur sommeille dans le bonheur, les racines du bonheur naissent dans le malheur. » Il va tout tenter pour sauver sa femme, même s’il doit pour cela déplacer le Wu Tai et toutes les montagnes sacrées de Chine.
 

Les années de Révolution culturelle l’ont coupé du monde de son enfance et des arts martiaux. Mais il se souvient qu’on parlait du qi gong et des soins énergétiques : il décide de suivre cette piste. Si ténue semble-t-elle, c’est la seule qui se présente à son esprit. Lui-même ne connaît guère le qi gong. Son père lui a toujours déconseillé de le pratiquer, l’estimant « dangereux, parce qu’il peut rendre aveugle si l’énergie reflue vers le haut, et stérile si elle descend vers le bas ». Les maîtres ont la réputation de réaliser des prodiges dignes d’artistes de cirque. Ils sont capables d’avaler du verre cassé sans être blessés. Malgré ses doutes, Jing Hong Zhou tente le tout pour le tout : « En Chine, on dit qu’on va essayer de soigner le cheval mort comme s’il était vivant. Cela signifie qu’il faut tout tenter même sans garantie de réussite. »
 

Un ami lui apprend le qi gong de l’Oie sauvage, qu’aujourd’hui il enseigne à ses élèves. Il le pratique avec sa femme, qui ressent un léger mieux. Il juge l’amélioration suffisante pour poursuivre dans cette voie. Il rencontre alors maître Pang He Ming, un médecin qui a ouvert un collège à Pékin. Ce dernier leur enseigne le qi gong de la Sagesse, ou Zhi Neng Qi gong qui signifie littéralement : réveil de l’intelligence et amélioration des capacités physiques et morales par le travail sur l’énergie du Qi. Les efforts du couple portent leurs fruits, et après six mois, la femme de Jing Hong commence à se sentir mieux, une amélioration que confirment les médecins : « Les examens biologiques confirmèrent sa guérison et elle put reprendre ses activités de mère et de bibliothécaire. »
 

Mais le qi gong est aussi en train de guérir les blessures de Jing Hong Zhou. Tout en l'apprenant, il renoue avec son passé. Grâce à sa connaissance des arts martiaux, qui se révèle intacte, il progresse rapidement. C’est un moment de grâce, un retour aux sources. « Je retrouvais mes capacités propres, l’énergie était comme un ballon dans mes mains », dit-il. Il s’inscrit au cours de Pang He Ming à Pékin où il pratique douze heures par jour. Il passe son diplôme de qi gong et dans la foulée étudie la philosophie traditionnelle médicale chinoise et les grands textes comme le Yi King et le Tao Te King. Son travail de secrétaire à la mairie de Wuhan est plus que jamais accessoire. Ce qui l’intéresse désormais, c’est de développer par le qi gong la capacité à canaliser une énergie « qui sert pour tout », dit-il en riant.
L’envie de guérir, d’écrire, de créer est ranimée.
 

Cette révolution intérieure a besoin d’un nouveau cadre pour s’accomplir. « J’avais le choix entre le Sud de la Chine et la France, où j’avais de la famille. » En 1989, la France ouvre grand ses portes aux exilés chinois qui fuient après les massacres de la place Tian'anmen. Son intuition a toujours été forte. Et il en est certain : il va faire découvrir le qi gong aux français. À peine débarqué dans la capitale, Jing Hong se précipite dans un parc pour pratiquer, et son intuition reçoit en quelque sorte une confirmation : « J’ai ressenti la même qualité d’énergie qu’en Chine. » Est-ce parce qu’il a lu – en chinois – les auteurs français ? Ou parce que les français lui paraissent « gentils, ouverts et réceptifs » ? Très vite, il se sent comme chez lui dans l'Hexagone.
Mais les Français, réputés pour leur approche cartésienne et intellectuelle de l’existence, vont-ils être sensibles à cet art purement énergétique et qui n’a rien de martial, contrairement au kung-fu ou au tai-chi-chuan, déjà bien implantés ? Dès les premières années, maître Zhou rencontre des élèves qui resteront assidus à ses cours, telle Annie Fournier, aujourd’hui secrétaire de l’association du Zhi Neng Qi Gong. « Je ne recherchais rien de spécial, mais lorsque j’ai vu cet homme solitaire commencer à faire ses mouvements, j’ai été attirée par cette pratique », se souvient-elle. Les temps sont durs, et Monsieur Zhou travaille dans un restaurant pour boucler ses fins de mois. Mais le qi gong attire de plus en plus de gens. Le Dr. Yves Réquéna invite Jing Hong Zhou à enseigner au sein de la Fondation européenne du qi gong qu’il a fondée en 1989. Il compte parmi ses premiers élèves des médecins comme Jean Becchio, président de l'Association française d'hypnose. Ce dernier apprend le qi gong pour lui-même, avant d’élargir le cercle de sa pratique aux soignants de l’hôpital Paul Brousse, puis aux malades de l’unité de soins palliatifs, chez qui il constate une augmentation du confort. « Au départ, je pensais que c’était du domaine de la suggestion, comme l’hypnose, mais il y a sans doute quelque chose en plus car cette notion de Qi a été clairement mise en évidence dans l’acuponcture par exemple », explique-t-il.

Mystérieuse pour la science, l’énergie à l’œuvre a des effets observables.
 

Pour Jean Becchio, maître Zhou a permis l’introduction en France d’un des qi gong les plus populaires de Chine, il a fait partie des « pionniers sérieux » qui ont donné à la discipline ses lettres de noblesse dans l’Hexagone. L’intérêt s’est ensuite rapidement développé, un quart de siècle après l’engouement pour le tai-chi et près d’un siècle après l’arrivée des arts martiaux d’attaque ou de défense. « Cela amuse les Chinois, car pour eux il faut d’abord apprendre à faire circuler l’énergie en soi, ce qui est le but du qi gong, avant d’aller vers l’extérieur avec des arts martiaux. Mais ce mouvement de l’extérieur vers l’intérieur en Occident me paraît le signe d’une bonne évolution de la conscience. » Maître Zhou résume le chassé croisé entre la Chine, attirée par l’agitation occidentale et l’Occident en quête de paix : « La Chine a besoin de disco et la France a besoin de qi gong. »
 

Si les français ne sont pas tombés dans le tao quand ils étaient petits, ils disposent selon Jing Hong Zhou d’un atout majeur : l’esprit de liberté, et son corollaire, le goût de la découverte. Le développement de la pratique du qi gong en France correspond à un intérêt croissant pour les techniques énergétiques. « Le tao est notre énergie originelle », explique maitre Zhou en ouvrant un superbe livre, édition bilingue du Tao Te King, avec des textes qu’il a calligraphiés lui-même et traduits du Chinois avec l’aide d’Annie et Jean Fournier, sa « famille française ». « Le tao engendre le un, le un engendre le deux, le deux engendre le trois, le trois engendre les dix mille êtres », peut-on y lire. Cette spiritualité est immédiatement pratique et l’énergie en question n’a rien d’ésotérique. Elle peut être utilisée pour agir sur la matière – par exemple sur le dosage d’alcool dans un verre de whisky –, pour créer et enfin pour guérir. Rien de lointain, d’étranger, de bizarre : « cette énergie crée tout. Et si l’on travaille, le monde devient sensible », explique-t-il. L’intuition est également développée : « Si l’énergie circule bien, elle calme et nourrit notre cerveau ; ensuite, beaucoup de choses sont possibles. »
 

Dans cette vision, l’énergie est le lien entre les trois parties du corps – l’énergie sans forme et l’esprit, tous deux invisibles, et la forme visible. « Laissez le corps, l’énergie, l’esprit ensemble. Est-ce qu’on peut jamais les séparer ? » questionne maître Zhou citant Lao-tseu. Selon lui, le secret réside dans une volonté équilibrée, « ni trop de désir, ni trop peu ». C’est ce type de pensée qu’il pratique lorsqu’il utilise l’énergie du qi gong pour guérir. « L’énergie suit l’esprit. Je me concentre sur le meilleur, le positif, tout en associant à cette pensée un certain détachement. » Dans cet état, maître Zhou a pu constater la capacité de l’énergie qu’il canalise à influer sur l’état de santé, pour calmer une tension emballée par exemple : « Je transmets l’énergie, et les pensées redeviennent normales. » Selon lui, tout le monde peut le faire, la puissance des effets dépendant de la maîtrise technique.
 

Reste que cette approche simple et directe effraie parfois. Car s’il y a bien une compréhension spirituelle de l’être humain, elle est enracinée dans une pratique physique concrète, elle-même basée sur une bonne connaissance des organes et des principes de la médecine chinoise. Annie, pratiquante de longue date, se souvient d’une femme qui essayait de soulager son mari atteint d’une migraine, en lui « envoyant de l’énergie ». « Elle était novice, pourtant cela a produit l’effet escompté, mais elle a été tellement étonnée qu’elle a pris peur et a arrêté », relate-t-elle. Pour maître Zhou, la période est propice à la discussion, alors que la science occidentale avance dans sa compréhension des rapports entre énergie et matière. Le champ d’énergie n’est pas seulement un objet théorique : nous avons aussi la possibilité de le moissonner, et de faire fructifier la récolte.
 

Sur le long terme, les élèves de Jing Hong Zhou affirment avoir développé « un rapport plus fluide, plus subtil et plus enraciné à la réalité », résume Guildane, impliquée dans une démarche qui allie art et énergétique. Janine, médecin homéopathe à la retraite qui suit les cours de maître Zhou depuis 1994, a développé un fonctionnement basé sur l’intuition, mis à profit avec ses patients : « Je dis souvent que je suis devenue plus intelligente, comme si ma conscience s’était agrandie. » Quant à Christine, atteinte d’insuffisance rénale, le qi gong a été sa bouée de sauvetage lorsqu’elle était sous dialyse : « La maladie me vidait de mon énergie, et chaque jour, j’en récupérais grâce au qi gong. »
 

Plus de vingt ans après son arrivée, maître Zhou a « l’impression d’avoir planté en France une graine solide ». Mais l’avenir des techniques énergétiques va au-delà. Il y a un peu plus d’un an, il a fait ce rêve éveillé, écho d’un songe de son enfance, dans lequel il conversait avec le Bouddha : ce dernier lui enseignait une méthode de qi gong à pratiquer dans l’eau. Recherchant la signification de cette vision, marqué peu de temps après par la catastrophe qui a frappé Fukushima au Japon, il se demande si l’homme, en comprenant mieux le fonctionnement de son esprit, n’aura pas un jour la possibilité d’instaurer un autre lien avec son environnement, et même de le purifier par la seule force de l’énergie maîtrisée. Car « l’esprit peut changer la nature des choses », assure-t-il. Une utopie ? À moins qu’une révolution culturelle silencieuse soit déjà en marche, perceptible dans ce chassé-croisé des techniques énergétiques qui séduisent un nombre croissant d’habitants sur la planète.

http://www.inrees.com/articles/L-energetique-maitre-Zhou/



mardi 8 octobre 2013

"VOTRE CERVEAU N'A PAS FINI DE VOUS ETONNER"


Patrice van Eersel (Collectif)

On savait que le cerveau était l’entité la plus complexe de l’univers connu. Mais les dernières découvertes montrent que ses possibilités sont bien plus étonnantes que prévu. Votre cerveau est en effet totalement élastique et social… Élastique – même âgé, handicapé, voire amputé, il peut se reconstruire, apprendre, inventer… Social – un cerveau n’existe qu’en résonance avec d’autres : nous sommes neuronalement constitués pour entrer en empathie.
La combinaison de ces deux facultés permet de supposer que l’ Homo sapiens peut évoluer en changeant lui-même sa structure. Nous avons le pouvoir d'influer sur l’évolution de notre propre cerveau – encore faut-il savoir comment il fonctionne.

Patrice van Eersel, rédacteur en chef à Clés, publie (le 4 avril 2012, dans la collection Clés d’Albin Michel) « Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner », une enquête où il s’entretient notamment avec cinq médecins psychiatres ou psychothérapeutes, qui ont intégré à leur pratique cette nouvelle vision d’un cerveau « plastique » et « neuro-social » : - le neuropsychiatre et éthnologue Boris Cyrulnik, qui démontre que la résilience repose sur la plasticité neuronale ; - le neuropharmacologue Pierre Bustany, qui raconte comment les nouvelles techniques d’imagerie cérébrale ont révolutionné notre vision de la psyché ; - le psychiatre Jean-Michel Oughourlian, qui établit le lien entre les « neurones miroirs » et le concept de « désir mimétique » ; - le psychiatre Christophe André qui met en pratique les découvertes des neuro-cognitivistes sur les moines en méditation ; - le psychothérapeute Thierry Janssen, qui s’interroge sur la médecine d’Orient, peut-être mieux outillée que la nôtre pour comprendre le cerveau.

Pour les visiteurs du site Clés, voici un élément de cette enquête, le chapitre 8, où surgit une vision très dérangeante et contre-intuitive de la façon dont nous rêvons…

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{{Si nos rêves s’écrivent à la seconde où nous nous réveillons, que fait notre cerveau avant ?}}

L’aspect le plus vertigineux, mais aussi le plus excitant, des nouvelles explorations sur le cerveau est l’immensité des territoires inconnus dont elles nous font entrapercevoir les contours. On se demande ainsi, par exemple, à quoi peut bien ressembler le « fonctionnement par défaut » dont parle le Pr Bernard Mazoyer (un crack qui dirige le Groupe d’imagerie neurofonctionnelle de Caen). Ce fonctionnement « non conscient », qui absorbe apparemment 99% de l’énergie nécessaire à notre cerveau, nous n’en savons encore pas grand-chose. Selon quelle logique, quel langage, quels processus se déroulent 99% du travail qui réorganise en permanence, mais de façon « secrète » parce que non subjectivable, tous les réseaux de nos souvenirs, de nos états d’âme, de ce que nous appelons notre « moi » ? Une façon originale d’appréhender la question est d’écouter Jean-Pol Tassin, neurobiologiste au Collège de France et directeur de recherche à l’INSERM, décrire sa façon de voir le rêve.

Prenons un exemple explicite. Vous êtes en train de rêver que vous participez à la révolution française. Entraîné dans toutes sortes de mésaventures, hautes en couleur, en joie et en terreur, vous finissez hélas sur l’échafaud et vous vous réveillez brusquement quand la guillotine vous tranche le cou. Un cri vous sort des tripes, qui vous fait vous redresser comme un diable hors de vos draps. Vous vous apercevez alors qu’un tableau fixé au-dessus de votre lit vient de se décrocher et vous est tombé dessus. Stupeur : ce serait cette chute qui, en une fraction de seconde, aurait engendré tout le scénario ? Comment serait-ce possible ? Que le contenu du scénario (en l’occurrence celui de la guillotine) puisse être, ou non, porteur de sens n’est pas ici la question. Une chose est sûre pour Jean-Pol Tassin : pendant les 15 ou 20 minutes de sommeil paradoxal qui viennent de s’écouler, quelque chose se passait bien dans votre cerveau, mais ce n’était pas un rêve et il n’était pas question de révolution. Mais alors quoi ? Qui peut le dire ?

Ce que les neurologues croient savoir, aujourd’hui, c’est que, pendant le sommeil paradoxal, votre cerveau, libéré du contrôle conscient exercé par les lobes frontaux du néocortex, remodèle tout à sa guise vos réseaux neuronaux. Ce remodelage a forcément toutes sortes de répercussions somatiques – musculaires, digestives, hormonales, respiratoires… – et des effets psychiques, mais sans que vous puissiez en dire quoi que ce soit du contenu subjectif. A quoi ressemblait ce remodelage ? Vous seriez bien en peine de le dire. Tout ce à quoi vous avez accès, c’est à la traduction qu’en a fait votre moi conscient à la dernière seconde, c’est à dire à l’instant où le tableau vous est tombé dessus. S’adaptant en un éclair à ce contexte accidentel, à l’instant du réveil, votre cerveau a transposé le travail non conscient du remodelage (votre « fonctionnement par défaut » du Pr Mazoyer) en un contenu cognitif explicite : une scène de la révolution française.

Mais le coup du tableau qui tombe n’est là que pour faciliter notre compréhension d’un processus auquel, selon Jean-Pol Tassin, chercheur de l’Inserm et enseignant du Collège de France, tous nos rêves obéissent. Illustration parfaite de notre difficulté à nous figurer ce qui se passe réellement dans notre crâne : l’illusion serait de croire qu’il suffirait d’en observer les « outputs », autrement dit tout ce qui en sort – chimiquement sous forme de molécules, électriquement sous forme de tracés encéphalographiques, subjectivement sous forme de récit – pour pouvoir appréhender la logique interne, le langage, bref le fonctionnement effectif de notre cerveau.

Jean-Pol Tassin est un homme qui n’hésite pas à chahuter les idées reçues, même quand elles sont toutes récentes et à la mode. Ainsi, parlant des techniques d’imagerie du cerveau qui ont permis la plupart des découvertes dont il est question dans ce livre, il nous met sur nos gardes : ces techniques sont d’une utilité évidente, mais elles pourraient facilement susciter de nouvelles illusions dans l’esprit des non connaisseurs. Ainsi, les jeux de couleurs très contrastées, qui font de ces images de véritables œuvres d’art, nous donnent volontiers l’idée qu’il y a dans le cerveau des zones très précisément délimitées, remplissant des rôles distribués de façon rigide, comme dans les visions localistes de la fin du XIX° siècle, alors même que la nouveauté apportée par l’approche « plastique » du cerveau consiste à montrer que, pour quasiment n’importe laquelle des opérations corticales, ce sont de multiples zones qui entrent en interaction. « En réalité, explique Jean-Pol Tassin, ces forts contrastes de couleurs sont arbitraires. Il suffit de demander à l’ordinateur de passer du rouge au vert quand on grimpe, par exemple dans la consommation d’oxygène, d’un indice 100 à un indice 101,5. Pour le spécialiste, cette différence de 1,5% a un sens – celui d’une modulation graduelle –, mais ce n’est pas le sens que s’imaginent l’esprit candide… ou le journaliste, toujours avide d’informations spectaculaires, mais risquant ainsi de tomber dans une nouvelle vision mécaniste du fonctionnement cortical. »

La spécialité de Jean-Pol Tassin est la neurobiologie de l’addiction. On sait que la cocaïne, l’héroïne, les amphétamines, la morphine, le cannabis, mais aussi le tabac et l’alcool, envoient dans nos neurones, via le système sanguin, des molécules qui s’immiscent dans le fonctionnement des synapses. Ces nano-espaces entre les cellules nerveuses abritent les aller-retour ultra sophistiqués de la bonne centaine des neuromédiateurs existants, de l’adrénaline à la sérotonine, de l’acétylcholine à la dopamine, qui modulent tous nos états intérieurs, pulsions, émotions, décisions, inhibitions, sentiments et états d’âme. Des drogues différentes exercent différents types d’influence, aussi bien sur les vésicules qui libèrent ces neuromédiateurs depuis la membrane du neurone amont, que sur les récepteurs qui les accueillent à la surface du neurone aval – ou qui les recapturent dans la cellule de départ. Mais le résultat final est toujours le même : finalement, l’effet de toutes les drogues est de libérer de la dopamine. Celle-ci vient stimuler artificiellement le « circuit de la récompense » qui, dans le cerveau, nous procure la sensation du plaisir – ce pourquoi l’être humain aime se droguer… Mais notre propos n’est pas ici de parler de ce circuit, ni du plaisir, ni de l’accoutumance, mais du fait que l’effet final des drogues sur notre cerveau est à tous les coups la libération de molécules de dopamine dans les fentes synaptiques, ce qui rejoint un phénomène bien plus vaste que la prise de psychotropes…

La dopamine est le neuromédiateur que les synapses libèrent à la fin d’un très grand nombre de processus, si bien qu’on lui a attribué une importance capitale, sans toujours comprendre la cascade de réactions qui se déroulait avant qu’elle intervienne. C’est ce que Jean-Pol Tassin appelle avec humour « le drame de la dopamine »…

Pour tenter de nous faire comprendre de quoi il retourne, le neurobiologiste nous apprend que son travail l’a amené, lui aussi, à diviser le fonctionnement du cerveau en deux parts très inégales, l’une à 99% et l’autre à 1%. Mais ces pourcentages désignent cette fois des quantités de neurones et non de consommation d’énergie, comme dans la présentation de Bernard Mazoyer, qui distinguait le « fonctionnement cognitif » du cerveau et le « fonctionnement cortical par défaut ». La coïncidence entre ces deux rapports 1/99 est fortuite – même si, dans les deux cas, le raisonnement concerne l’immensité de notre inconscience…

Précisons. Son travail a fait aboutir Jean-Pol Tassin à deux réseaux neuronaux. Appelons le premier « réseau de base » : il concerne environ 99% des neurones. Ce réseau traite toutes les opérations de la vie : réceptions sensorielles, motricité, décisions, volonté, mémorisation, etc. Le second réseau ne compte que 1% des neurones (et même moins : 0,6%). Il est superposé au premier réseau, dans un arrangement anatomique spécifique, qui part du mésencéphale : c’est le « réseau modulateur ». Sa mission est d’orienter en permanence toutes les opérations du grand « réseau de base » : à chaque instant, en effet, selon ce que vous êtes en train de vivre, les neurones de votre réseau modulateur (ou neurones modulateurs) doivent décider vers quelles structures et quels réseaux de votre cerveau dispatcher les dites opérations, de la façon la plus adaptée à votre situation. Mission capitale : selon les circonstances, le réseau modulateur peut décider d’affecter telle tâche corticale au « cerveau cognitif lent » – et vous en aurez conscience, pourrez en parler, le mémoriser, etc. – ; ou bien la tâche sera confiée à des instances inconscientes, d’une façon que Jean-Pol Tassin décrit comme « analogique rapide » – et, par définition, l’opération se déroulera à votre insu ou de façon instinctive. Exemple simple : vous pouvez respirer sans y penser, en pilote automatique, dont en « analogique rapide » ; vous pouvez le faire de façon volontaire et votre respiration entre alors dans le champ de votre cerveau « cognitif lent ». Exemple plus sophistiqué : la voie basse et la voie haute de l’intelligence relationnelle, dont nous parlions à propos des neurones miroir et des neurones fuseaux (cf chapitre 3) : la voie basse traite les informations de façon ultra-rapide et analogique, comme un réflexe instinctif de survie (pour réagir à un éventuel danger) ; la voie haute traite les mêmes informations en les confrontant à la mémoire, à la sensibilité, à la volonté, etc., bref en passant par le cerveau cognitif lent.

Les neurones modulateurs, qui décident que le traitement des opérations corticales se fera par l’une ou l’autre de ces voies, se divisent en trois grands groupes, respectivement gouvernés par trois neuromédiateurs : la noradrénaline, la sérotonine et la dopamine. Quand une donnée entre dans le cerveau, avant de savoir à quel réseau elle sera confiée, elle commence toujours par être traitée par les neurones modulateurs fonctionnant à la noradrénaline et à la sérotonine, qui lui « attribuent un sens », avant de passer le relais aux neurones qui fonctionnent à la dopamine, qui l’orientent vers telle ou telle structure en fonction de ce « sens ». En réalité, les neurones modulateurs « dopaminergiques » n’ont quasiment pas le choix : constituant le dernier maillon de la chaine, ils sont esclaves des neurones modulateurs « noradrénalinergiques » ou « sérotoninergiques », qui ont fait le choix en amont. Ils n’ont donc aucune autonomie, sauf que, comme ce sont eux qui interviennent en dernière instance, juste avant que l’opération psychique soit dispatchée, voilà plus de trente-cinq ans (depuis 1975) que les neurologues attribuent un rôle clé à la dopamine et aux neurones modulateurs qui secrètent ce neuromédiateur. Un rôle exagéré…

« C’est ainsi, explique Jean-Pol Tassin, qu’on a pu voir le déficit en dopamine cité comme déterminant dans l’accoutumance aux drogues ou dans la persistance de la dépression, et l’excès de dopamine comme déclencheur de la schizophrénie. La dopamine remplit certes des fonctions formidables dans le fonctionnement du système nerveux central , mais pas toujours celles qu’on croyait, pour la bonne raison que tous les problèmes d’une chaine de transmission ne viennent pas forcément du dernier maillon. »

Globalement, le rôle des neurones modulateurs est évidemment crucial. Schématiquement, s’ils sont défaillants, la personne ne peut plus compter sur son cerveau cognitif lent, qui comprend sa mémoire et son intelligence. Elle a donc tendance à ne fonctionner qu’en pilote automatique, c’est à dire de façon analogique rapide. Du coup, par exemple, pour elle tous les visages se mettent à se ressembler, ou à se mélanger. Comme dans un rêve…

C’est que, lorsque nous nous endormons, le système modulateur de nos neurones noradrénalinergiques et sérotoninergiques cesse de fonctionner (sinon, c’est l’insomnie garantie). Le cerveau cognitif lent est alors mis hors circuit et toutes les informations se trouvent traitées de façon analogique rapide. C’est le fameux « sommeil paradoxal ». Un état cérébral dont Jean-Pol Tassin pense que nous ne pouvons pas dire ce qu’il s’y passe subjectivement. Surprise : ne dit-on pas, notamment depuis les recherches célèbres de Michel Jouvet sur le sommeil, que c’est le temps du rêve ? « Non, répond Tassin avec une quasi certitude, le rêve ne peut survenir qu’au moment où vous vous réveillez. Pourquoi vous réveillez-vous ? Parce que vos neurones modulateurs se sont remis à fonctionner, ne serait-ce qu’une fraction de seconde (ils font ça pour assurer leur survie, car n’oublions pas qu’un neurone qui ne fonctionne pas meurt rapidement, notre sommeil est ainsi constellé de micro-réveils neuronaux). Que se passe-t-il alors ? Le cerveau cognitif lent se réveille, même très brièvement, et en une fraction de seconde, il fabrique une histoire – à raison d’une image par cinq centième de seconde, le cerveau peut vous envoyer toute une histoire en un rien de temps. Rappelez-vous qu’en quatre images, un cartooniste peut vous camper un scénario – le cerveau cognitif lent se charge de combler les vides ! »

Oui, mais alors que penser des gestes que fait une personne endormie ? Ne correspondent-ils pas à une scène de rêve qu’elle est en train de vivre ? Non, répond à nouveau Jean-Paul Tassin, ces gestes sont sans doute à mettre en rapport avec le fameux « fonctionnement par défaut », par lequel le cerveau réorganise en permanence toutes ses pistes neuronales, mais rien ne dit qu’une personne dont les jambes s’agitent soit en train de rêver qu’elle marche ou qu’elle court. Si vous la réveillez brusquement, si elle se souvient de quelque chose, ce sera très probablement de tout autre chose. Et de toute façon, cette autre chose aura été inventée, en un flash, à l’instant où vous l’avez réveillée.

Autrement dit ? Eh bien nous en restons à l’énigme par lequel ce chapitre a commencé : si le scénario de nos rêves s’écrit à la seconde où nous nous réveillons, que se passe-t-il, subjectivement, pendant le « sommeil paradoxal » ? Réponse : non seulement on ne le saura peut-être jamais, mais la question n’a sans doute aucun sens. Ce qui pose aussitôt une autre question, de fond celle-là : l’approche scientifique est-elle la meilleure façon d’appréhender cette réalité étrange que nous portons entre les deux oreilles ?

L’entretien suivant, mené avec l’ex-chirurgien devenu psychothérapeute, Thierry Janssen, va justement nous mener à nous interroger sur cette question
:

("Votre cerveau n'a pas fini de vous étonner" - Patrice van Eersel (Collectif) - éd. Albin Michel)

http://www.cles.com/bonnes-feuilles/votre-cerveau-n-pas-fini-de-vous-etonner